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Alors que des millions de Français maîtrisent l’arabe dialectal, cette langue reste absente des écoles publiques : pourquoi ?

Julie K.
12 Min de lecture

L’enseignement de l’arabe en France reste marginal malgré une demande croissante. Pourquoi cet enseignement, qui concerne plusieurs millions de locuteurs, peine-t-il à se développer dans le système scolaire ? Ce que révèle un récent rapport sur l’islamisme soulève des questions sur les enjeux politiques et éducatifs. La vérité surprenante derrière cette situation mérite un examen approfondi.

L’Arabe En France : Une Langue Minoritaire Dans L’Enseignement Public

Après avoir souligné l’importance de l’arabe comme langue largement parlée en France, il convient d’examiner son statut dans le système éducatif public, qui reste néanmoins marginal. Selon les données officielles du ministère de l’Éducation nationale, seuls 410 collèges et lycées proposent l’apprentissage de l’arabe, principalement en tant que deuxième langue vivante. Ce chiffre, bien que significatif, demeure faible au regard de l’ensemble des établissements scolaires sur le territoire.

Le nombre d’élèves arabisants dans le secondaire s’élève à 18 790, ce qui représente une progression par rapport aux 11 000 élèves recensés en 2017. Cette évolution témoigne d’un intérêt croissant, mais ne suffit pas à combler l’écart avec d’autres langues étrangères : par exemple, le chinois est enseigné à près de 41 000 élèves, soit plus du double. Ce contraste met en lumière une hiérarchie claire dans les choix linguistiques proposés et valorisés par le système éducatif.

Cette situation interpelle d’autant plus que l’arabe dialectal est la deuxième langue la plus parlée en France, avec une population estimée entre trois et quatre millions de locuteurs. Pourtant, l’offre scolaire ne semble pas répondre à cette réalité linguistique et culturelle. Pour Jérôme Fournier, représentant du syndicat SE Unsa, la cause est avant tout politique : « par rapport à la demande des familles, cet enseignement est probablement sous-proposé », observe-t-il, dénonçant « l’absence de volonté ministérielle de le développer ».

Cette analyse souligne un décalage notable entre la demande sociale et l’offre institutionnelle. L’arabe reste cantonné à un rôle secondaire, loin de la place qu’il pourrait occuper dans un contexte où la diversité linguistique est un enjeu majeur. Cette situation soulève des questions quant aux priorités assignées aux langues vivantes dans le système scolaire et à la manière dont elles reflètent ou ignorent les réalités socioculturelles du pays.

Ainsi, l’enseignement de l’arabe demeure un domaine où les chiffres et les attentes peinent à converger, posant les bases d’un débat plus large sur les dynamiques éducatives et les choix politiques en matière linguistique.

Un Sujet Politisé Depuis Des Décennies

Alors que l’offre éducative en arabe peine à s’étendre, il est essentiel de comprendre les raisons profondes de cette stagnation, notamment la politisation récurrente du sujet. Depuis plusieurs décennies, l’enseignement de la langue arabe en France est systématiquement associé à des enjeux religieux et sécuritaires, ce qui freine son développement dans le système public.

Le rapport de l’Institut Montaigne publié en 2018 illustre bien cette tendance en affirmant que les cours d’arabe sont « devenus pour les islamistes le meilleur moyen d’attirer des jeunes ». Ce rapprochement entre l’arabe et l’islamisme a durablement marqué le débat public. À l’époque, l’ex-ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer avait pourtant promis de « développer » cet enseignement dans les établissements publics. Mais sa démarche avait rapidement suscité une vive opposition, notamment de la droite et de l’extrême droite, qui voyaient dans cette initiative une tentative de « faire entrer » l’islamisme à l’école.

Cette controverse souligne la difficulté à dissocier l’apprentissage de la langue arabe de la dimension politique et religieuse. Catherine Nave-Bekhti, de la CFDT Éducation, décrit cette question comme un « serpent de mer » qui « polarise et électrise » à chaque fois qu’elle resurgit dans l’espace public. Elle déplore que ce débat soit systématiquement caricaturé et attaqué de manière virulente, ce qui empêche toute évolution significative depuis de nombreuses années.

Cette politisation se traduit également par des contradictions dans les pratiques éducatives. Nisrine Al Zahre, directrice du Centre de langue de l’Institut du Monde Arabe, observe que l’arabe est parfois « enseigné dans les beaux quartiers », citant les lycées parisiens prestigieux Henri IV et Louis-le-Grand. Cette réalité illustre la complexité du débat : enseigner l’arabe dans des quartiers à forte immigration arabophone est parfois perçu comme un risque de communautarisme, tandis que dans les quartiers aisés, cela est vu comme un enrichissement culturel.

Cette double perception reflète un flottement permanent dans les argumentaires, toujours marqués par une forte charge politique. L’enseignement de l’arabe reste donc prisonnier d’une vision conflictuelle, où les enjeux linguistiques sont souvent éclipsés par des préoccupations identitaires et sécuritaires. Cette situation complique la mise en place d’une politique cohérente et sereine autour de cette langue, malgré son poids démographique et culturel en France.

Dans ce contexte, la question se pose : comment dépasser cette instrumentalisation pour envisager un développement pédagogique apaisé et inclusif de l’arabe dans le système scolaire ?

Arguments Pour Un Développement Pédagogique

Au-delà des controverses politiques et des suspicions qui entourent l’enseignement de l’arabe, plusieurs voix s’élèvent pour souligner son importance pédagogique et culturelle. Le rapport récent sur l’islamisme recommande notamment de « développer » l’apprentissage de l’arabe « au sein de l’école de la République » afin de ne plus laisser ce domaine exclusivement aux écoles coraniques. Cette suggestion vise à inscrire la langue dans un cadre laïque et républicain, favorisant ainsi une meilleure intégration et un accès plus large.

Par ailleurs, l’arabe bénéficie déjà d’une présence dans l’enseignement primaire à travers les enseignements internationaux de langues étrangères (Eile), anciennement appelés Elco. Ces cours facultatifs, dispensés en complément des heures de classe, sont proposés avec le concours de professeurs envoyés par les pays partenaires – principalement le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Selon les chiffres du ministère de l’Éducation, cette offre concerne environ 80 000 élèves à la rentrée 2024, dont près de 60 000 suivent des cours d’arabe. Bien que ce dispositif reste limité en termes d’impact global, il illustre une volonté d’ouverture et une reconnaissance de la diversité linguistique au sein du système scolaire.

Sur le plan culturel, la valeur de la langue arabe est également mise en avant par des experts engagés dans une démarche pédagogique. Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’Islam de France, rappelle que l’arabe est avant tout une « langue de civilisation » et une « langue de travail à l’ONU ». Il insiste sur la nécessité de dissocier l’apprentissage de cette langue de toute dimension confessionnelle, soulignant que son enseignement devrait être accessible à l’ensemble des Français, indépendamment de leurs origines ou croyances.

En outre, certains acteurs éducatifs soulignent le rôle que peut jouer l’apprentissage de l’arabe dans la prévention des dérives idéologiques. Il s’agit d’une approche qui considère la connaissance linguistique comme un vecteur d’ouverture et de dialogue, susceptible de réduire les risques de radicalisation. Cette perspective, bien que délicate, introduit un argument supplémentaire en faveur d’un développement réfléchi et structuré de l’enseignement de la langue arabe.

Toutefois, malgré ces arguments, la question reste complexe. Comment concilier ces ambitions pédagogiques avec un contexte marqué par des tensions politiques et sociales ? C’est sur cette réflexion que s’ouvre le débat autour des défis institutionnels et symboliques qui freinent encore la progression de l’arabe dans les écoles françaises.

Défis Institutionnels Et Symboliques

Si les arguments pédagogiques en faveur du développement de l’enseignement de l’arabe sont nombreux, les obstacles institutionnels restent conséquents. Plusieurs syndicats, dont le Snes-FSU, dénoncent un sous-dimensionnement évident des dispositifs actuels. Sophie Vénétitay, secrétaire générale de ce syndicat majoritaire dans le second degré, affirme ainsi que « c’est un problème et c’est même un manquement de l’Éducation nationale ». Cette critique souligne l’écart entre les besoins exprimés par les familles et la réalité des moyens engagés par l’institution.

Par ailleurs, l’enseignement de l’arabe dans le primaire via les enseignements internationaux de langues étrangères (Eile) dépend largement d’accords avec des pays partenaires, principalement le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Ce modèle, qui repose sur l’envoi de professeurs étrangers, limite la montée en puissance de cette offre et pose la question de la pérennité et de l’autonomie du dispositif. Cette dépendance rend difficile une intégration pleinement républicaine et égalitaire dans le système scolaire français.

La dimension symbolique de l’enseignement de l’arabe complique également son développement. Le débat reste très politisé, comme l’indique Guislaine David, secrétaire générale de la FSU-Snuipp : « Est-ce qu’on peut réussir à dépassionner la question ? Je pense qu’en ce moment, non ». Cette persistance des tensions empêche un traitement serein de la question, qui est souvent instrumentalisée dans le débat public.

Un autre paradoxe réside dans la répartition géographique et sociale de l’offre. Comme le souligne Nisrine Al Zahre, directrice du Centre de langue de l’Institut du monde arabe, « finalement, on enseigne l’arabe dans les beaux quartiers », citant en exemple les lycées parisiens prestigieux Henri IV et Louis-le-Grand. Cette réalité contraste fortement avec l’absence ou la faiblesse de l’enseignement dans les quartiers à forte immigration arabophone, où l’on pourrait pourtant envisager un rôle d’intégration et de prévention des dérives idéologiques.

Cette situation illustre bien la complexité des enjeux institutionnels et symboliques qui freinent l’expansion de l’arabe dans l’enseignement public. Le défi consiste à concilier la diversité linguistique et culturelle avec les exigences d’un système scolaire républicain, tout en évitant les écueils liés à la politisation du sujet. Dans ce contexte, la question de la place de l’arabe dans l’école demeure un enjeu délicat, à la fois éducatif et sociétal, qui appelle à une réflexion approfondie.